Le texte qui suit est la traduction par Comaguer d’un article diffusé en
anglais par la Fondation Frantz Fanon. Signé par un universitaire étasunien il a été publié récemment par la presse sud africaine.
Les réflexions de Fanon sur la décolonisation des sciences humaines ont aujourd'hui de l’écho dans le milieu
universitaire
Prendre la dignité et la démocratie au sérieux
Par Nigel C Gibson*
Dans un récent discours de remise des diplômes, Saleem Badat, le vice-doyen de l'Université de Rhodes, a appelé les diplômés de mettre leurs connaissances et leur savoir au
travail "au profit de la société au sens large" à travers une « une conduite éthique, une intégrité sans faille, un
effort visionnaire, une mise au service du public et un engagement pour le peuple et pour les responsabilités ».
Pourtant, est-il devenu paradoxalement plus difficile d’être un humaniste critique oppositionnel dans l'Université post-apartheid ? Je me le
demande parce que durant les années 1980 certains espaces intellectuels assez stupéfiants ont été ouverts dans les universités, souvent en
lien d'une certaine façon aux mouvements sociaux, au mouvement syndical et ainsi de suite, dans les luttes contre l'apartheid.
Après 1994, le problème semblait être pratique, conduisant à des politiques insistant sur le développement d’unités d'études universitaires plus réfléchies. En outre, la
logique de l'Université dans les processus mondiaux néo-libéraux (ainsi que l'autoritarisme économiste des coupes budgétaires) a engendré une hiérarchie où
une élite peut encore se permettre des études en « Humanités » * (voir in fine , note du traducteur) avec les garanties d’un futur emploi, tandis que ceux qui ne
peuvent pas se payer une formation universitaire font des études professionnelles pratiques axées sur l’emploi, souvent avec « des sciences humaines » de base , mais très secondaires et
souvent mal dotées dans l’enseignement général
Les problèmes sont réduits à comment mettre pleinement à l’œuvre les mécanismes du marché. L'esprit d'entreprise (en matière sociale,
politique, économique et psychologique, nous dit-on, est le modèle le plus rationnel et le plus équitable. Cependant dans le même temps, a ajouté Badat,
l’Afrique du Sud devient une société « où sévissent de plus en plus souvent sur le mode les plus primitif et le plus ravageur le matérialisme grossier,
la corruption, la soumission à l’esprit d’entreprise et l’enrichissement débridé. »
L’Afrique du Sud reste une société intensément politisée marquée par des rébellions constantes et des révoltes qui débouchent rapidement sur des discussions politiques sur les
défauts de la société dans son ensemble. Mais qu’est-il advenu des questions fondamentales et des discussions sur la création d'une
nouvelle société ? Loin du bruit de ce qui pourrait être considéré comme du bavardage politique ou du discours électoral sur l'amélioration de la
qualité des services, des questions continuent à être posées exactement sur les points que Frantz Fanon aurait attendus.
Lors d'une réunion le mois dernier à Pietermaritzburg, Ntombifuthi Shandu du réseau Rural a fait remarquer que la vie est devenue plus difficile depuis la fin de l'apartheid,
reflétant la brutalité de certains de ceux qui gouvernent, et elle s’est demandé si « nous sommes dirigés par des personnes qui ont été endommagées par la lutte durant
l'apartheid ».
La remarque m’a immédiatement rappelé les notes Fanon dans les damnés de la terre. Fanon a compris que la lutte pour la « vraie libération » engendrait aussi
des pathologies et des troubles psychologiques, ainsi que des traumatismes et des stress créés par des situations extrêmes qui devront être soignés par la sociothérapie.
Mais les commentaires du Shandu m’ont aussi fait penser à Fanon écrivant avec « la peine au cœur» sur une politique basée sur le ressentiment qui prend simplement la place et
les attitudes du colonisateur.
Plutôt que de bâtir une culture de discussion (et de la démocratie) il soutient qu’il existe dans le parti nationaliste, une « sclérose » qui conduit à une « brutalité de la
pensée ». Bien entendu, aujourd’hui, qu'il ne serait pas difficile de lire l’essai du Fanon sur les « Pièges de la conscience nationale » comme une critique
du post-apartheid en Afrique du Sud, mais ce que Shandu a exprimé profondément la préoccupation de Fanon que la haine, le ressentiment et la vengeance, sentiments souvent
encouragés durant la lutte pour des objectifs à court terme, ne peut pas favoriser la libération ni créer des êtres libérés.
Ce qui est absolument essentiel, conclut Fanon, c’est la force de l'intelligence, la création de nouvelles dimensions pour les hommes et les femmes. Et tout comme les colonisés comprennent la «
pensée » du régime colonial, les anciens colonisés sont prompts à comprendre la réalité politique postcoloniale. Pour Fanon Le problème pour les intellectuels formés par l'Université, est le
manque de compréhension de la pensée à l’œuvre parmi les exclus de la nouvelle répartition - les pauvres, les paysans sans terre, les chômeurs - mais qui n'ont jamais renoncé à
l'idée de liberté.
Ceci répond aux préoccupations de Badat sur la pertinence des « sciences humaines » dans la formation
universitaire , qui doit aider autant que possible à maintenir vivant, et à encourager le débat public sur les questions théoriques et intellectuelles et, en même temps, doit
demeurer libre de paradigmes politiques étroits ou politiciens, qu'ils soient nationaux ou globaux, y compris la distance critique envers des discours comme le « développement
» et les « droits de l'homme ».
Fanon soutient que la violence n’a pas de fin tant que la brutalité du colonialisme, avec toutes ses pratiques deshumanisantes, se poursuit dans la phase
d'Independence. La Violence, soutient Fanon, est structurelle et s’exerce à de nombreux niveaux ; elle pénètre dans les pores de l'individu et le suit à son
domicile ; elle est intériorisée et reproduit constamment la déshumanisation.
La préoccupation de Fanon pour la continuation de la brutalité est liée à sa notion de décolonisation comme restructuration de la conscience. C'est là où
doit s’instaurer une discussion sur le rôle des « sciences humaines » critiques, ou peut-être mieux, des « sciences humaines »
décolonisées, qui doit être reliée à un projet plus large d’éducation décolonisée. Fanon insiste sur le fait qu'un tel changement dans les consciences ne sera pas terminé
rapidement et ne pourra certainement pas être réalisé par quelques slogans et quelques campagnes de marketing. Il a une base matérielle, mais il requiert
également de la patience et du temps pour recentrer les psychismes fragmentés par le colonialisme et l'oppression et pour inculquer aux personnes l’idée que ce sont elles et
pas tel ou tel démiurge qui façonneront la nouvelle société
Des « sciences humaines » décolonisées prendront les questions de la liberté, de la démocratie et de la dignité humaine au
sérieux en rapport avec l’insistance de Fanon sur le fait que tout doit être repensé, et que tous devraient participer à imaginer l'avenir. La libération et
l'invention, qui ne peuvent se réduire aux ressources humaines et aux bilans, ont besoin d’engagement et d’autonomie
Le développement des « sciences humaines » ne peut donc être compris comme un retour à un projet libéral élitaire ou refaçonné comme une notion commerciale ou africanisée de
« sciences humaines » au service des actions entrepreneuriales (comme fournir de l’éthique aux étudiants en gestion des entreprises) il doit être socialement engagé et critique (dans le
sens où il ne doit pas être effrayé par ses conclusions) en cherchant à aller à la racine des problèmes.
S’engageant à surmonter l’aliénation et l’oppression, au sens du Fanon, les « Humanités» décolonisées doivent inclure des discussions sur la
nature de la société et ainsi aider à déverrouiller la capacité et les pouvoirs humains pour consciemment refaire le monde. Ceci exige une inclusion
démocratique, la responsabilisation et l'égalité ainsi qu’une atmosphère de questionnement, de critique (liberté en termes de libération des projets) et une ouverture où tous
sont invités à participer à la réflexion.
En d’autres termes L’idée de fanon de tout repenser, ne peut être soumise à aucune évaluation externe ou à un organisme de financement. La Recherche sérieuse
est un projet ouvert et démocratique. Les résultats ne peuvent être prévus à l'avance ni mesurés selon tel ou tel schéma technocratique.
Cette nouvelle ère de renouvellement de la pensée doit commencer par une prise en compte complète des 17 années passées : la période post-apartheid, et doit commencer par
un rejet de l'état d'esprit qui réduit le travail intellectuel à l’étude, même critique, des questions politiques. La théorie doit être comprise comme quelque chose où s'engager
sérieusement et produite ainsi qu'utilisée en Afrique du Sud. En d'autres termes, doit être prise très au sérieux l’exigence de Fanon à la fin
Des damnés de la terre que l'indépendance signifie vraiment fabriquer de "nouveaux concepts" dans les espaces géographiques de
l'indépendance,
Publié dans le supplément n°10 du « Mail & Guardian » 26 août 10 septembre 2011
· - Nigel C Gibson est basé à
Emerson College de Boston, Massachusetts. Son livre le plus récent est « Pratiques Fanoniennes en Afrique du sud - de Steve Biko à Abahlali BaseMjondolo »
· - Steve Biko, comme
Fanon, était médecin et considérait l’apartheid comme une aliénation
· - Abahlali BaseMjondolo est
un mouvement qui vise à rassembler et à défendre les intérêts des actuels « damnés de la terre » dans la société post-apartheid, catégorie qui se retrouve dans tous les pays
soumis à la tyrannie du capitalisme globalisé débridé.
*[NDT : l’auteur utilise le terme anglais « Humanities » qui recouvre dans l’enseignement tout le champ des lettres et sciences humaines :
langues, philosophie, histoire sociologie, psychologie, anthropologie…
Nous avons choisi de le traduire littéralement par « Humanités » bien que le terme soit très daté et peu utilisé dans la France contemporaine mais en
pensant que rien ne devrait être plus proche de l’humanité, cette qualité, que les humanités !