A propos d’un écrit de Jean-Jacques Rousseau
L'ÉTAT DE GUERRE
Que l'état de guerre naît de l'état social
Ce bref texte de Jean Jacques Rousseau dont nous citons quelques extraits devait trouver sa place dans le chapitre sur les « Principes du droit de la guerre » d’un ouvrage sur les « Institutions politiques » dont l’auteur avait formé le projet vers 1743-1744.
Il s’inscrit dans les réflexions qu’il conduit à l’époque et qui verront la publication du « Discours sur l’origine de l’égalité » (1754) et un peu plus tard du Contrat social (1762). Non publié du vivant de Rousseau, il figure dans les œuvres complètes de la Pléiade et a été publié séparément en 2000 par Actes Sud.
Le sous-titre dit assez la démarche poursuivie par l’auteur : établir que la guerre n’est pas l’expression d’une nature humaine éternelle et immuable mais un phénomène social qui voit l’affrontement entre des groupes humains organisés, entre des sociétés humaines.
Suivons le raisonnement.
D’emblée Rousseau s’en prend à Hobbes qui a publié un siècle plus tôt le Léviathan, pour réfuter l’hypothèse d’une nature humaine égoïste et violente qui conduirait les individus à s’entretuer en permanence. Il commence par pousser jusqu’à l’absurde le raisonnement de Hobbes, le « sophiste ».
« Mais quand il serait vrai que cette convoitise illimitée et indomptable serait développée dans tous les hommes au point que le suppose notre sophiste encore ne produirait-elle pas cet état de guerre universelle de chacun contre tous, dont Hobbes ose tracer l'odieux tableau. Ce désir effréné de s'approprier! Toutes choses est incompatible avec celui de détruire tous ses semblables; et le vainqueur qui, ayant tout tué, aurait le malheur de rester seul au monde, n'y jouirait de rien par cela même qu'il aurait tout. Les richesses elles-mêmes, à quoi sont-elles bonnes, si ce n'est à être communiquées; que lui servirait la possession de tout l'univers s'il en était l'unique habitant? Quoi? Son estomac dévorera-t-il tous les fruits de la terre? Qui lui rassemblera les productions de tous les climats ; Qui portera le témoignage de son empire dans les vastes solitudes qu'il n'habitera point? Que fera-t-il de ses trésors, qui consommera ses denrées, à quels yeux étalera-t-il son pouvoir? J'entends. Au lieu de tout massacrer, il mettra tout dans les fers pour avoir au moins des esclaves. Cela change à l'instant tout l'état de la question ; et puisqu'il n'est plus question de détruire, l'état de guerre est anéanti. »
Et il revient aussitôt à ce qui restera au cœur de sa démarche dans le Contrat Social
« L'homme est naturellement pacifique et craintif, au moindre danger, son premier mouvement est de fuir; il ne s'aguerrit qu'à force d'habitude et d'expérience. L'honneur, l'intérêt, les préjugés, la vengeance, toutes les passions qui peuvent lui faire braver les périls et la mort, sont loin de lui dans l'état de nature. Ce n'est qu'après avoir fait société avec quelque homme qu'il se détermine à en attaquer un autre, et il ne devient soldat qu'après avoir été citoyen. On ne voit pas là de grandes dispositions à faire la guerre à tous ses semblables. Mais c'est trop m'arrêter sur un système aussi révoltant qu'absurde, qui a déjà cent fois été réfuté.
Il n'y a donc point de guerre générale d'homme à homme et l'espèce humaine n'a pas été formée uniquement pour s'entre-détruire. Reste à considérer la guerre accidentelle et particulière qui peut naître entre deux ou plusieurs individus.
Si la loi naturelle n'était écrite que dans la raison humaine, elle serait peu capable de diriger la plupart de nos actions, mais elle est encore gravée dans le cœur de l'homme en caractères ineffaçables et c'est là qu'elle lui parle plus fortement que tous les préceptes des philosophes; c'est là qu'elle lui crie qu'il ne lui est permis de sacrifier la vie de son semblable qu'à la conservation de la sienne, et qu'elle lui fait horreur de verser le sang humain sans colère, même quand il s'y voit obligé. »
D’où vient donc cette obligation ? Evidemment de la société et pour Rousseau à l’époque (nous sommes au 18° siècle sous la monarchie) du souverain.
« Dans l'état civil, où la vie de tous les citoyens est au pouvoir du souverain et où nul n'a droit de disposer de la sienne ni de celle d'autrui, l'état de guerre ne peut avoir lieu non plus entre les particuliers ; et quant aux duels, défis, cartels, appels en combat singulier, outre que c'était un abus illégitime et barbare d'une constitution toute militaire, il n'en résultait pas un véritable état de guerre, mais une affaire particulière qui se vidait en temps et lieu limités, tellement que pour un second combat il fallait un nouvel appel. On en doit excepter les guerres privées qu'on suspendait par des trêves journalières appelées la paix de Dieu et qui reçurent la sanction par les établissements de Saint Louis. Mais cet exemple est unique dans l'histoire.
On peut demander encore si les rois qui, dans le fait, sont indépendants de- puissance humaine, pourraient établir entre eux des guerres personnelles et particulières, indépendantes de celles de l'Etat. C'est là certainement une question oiseuse, car ce n'est pas, comme on sait, la coutume des princes d'épargner autrui pour s'exposer personnellement. De plus, cette question dépend d'une autre qu'il ne m'appartient pas de décider: savoir si le prince est soumis lui-même aux lois de l'Etat ou non; car s'il y est soumis, sa personne est liée et sa vie appartient à l'Etat, comme celle du dernier citoyen. Mais si le prince est au-dessus des lois, il vit dans le pur état de nature et ne doit compte ni à ses sujets ni à personne d'aucune de ses actions. »
Rousseau va maintenant approfondir la relation sociale d’où nait cette obligation
« Nous entrons maintenant dans un nouvel ordre de choses. Nous allons voir les hommes unis par une concorde artificielle se rassembler pour s'entre-égorger et toutes les horreurs de la guerre naître des soins qu'on avait pris pour la prévenir. »
Et il conclut ce premier développement par cette phrase décisive
« Il n'y a point de guerre entre les hommes ; il n'y en a qu'entre les Etats. »
Il va revenir ensuite sur cette conclusion provisoire pour en approfondir la portée en précisant la nature de l’Etat, qu’il nomme « corps politique »
« A cela, je pourrais me contenter de répondre par les faits et je n'aurais point de réplique à craindre mais je n'ai pas oublié que je raisonne ici sur la nature des choses et non sur des événements qui peuvent avoir mille causes particulières, indépendantes du principe commun. Mais considérons attentivement la constitution des corps politiques et quoique, à la rigueur, chacun suffise à sa propre conservation, nous trouverons que leurs mutuelles relations ne laissent pas d'être beaucoup plus intimes que celles des individus. Car l'homme, au fond, n'a nul rapport nécessaire avec ses semblables; il peut subsister sans leur concours dans toute la vigueur possible; il n'est pas tant besoin des soins de l'homme que des fruits de la terre; et la terre produit plus qu'il ne faut pour nourrir tous ses habitants. Ajoutez que l'homme a un terme de force et de grandeur fixé par la nature et qu'il ne saurait passer. De quelque sens qu'il s'envisage, il trouve toutes ses facultés limitées. Sa vie est courte, ses ans sont comptés. Son estomac ne s'agrandit pas avec ses richesses, ses passions ont beau s'accroître, ses plaisirs ont leur mesure, son cœur est borné comme tout le reste, sa capacité de jouir est toujours la même. Il a beau s'élever en idée, il demeure toujours petit.
L'Etat, au contraire, étant un corps artificiel, n'a nulle mesure déterminée, la grandeur qui lui est propre est indéfinie, il peut toujours l'augmenter, il se sent faible tant qu'il en est de plus forts que lui. Sa sûreté, sa conservation demandent qu'il se rende plus puissant que tous ses voisins. Il ne peut augmenter, nourrir, exercer ses forces qu'à leurs dépens, et s'il n'a pas besoin de chercher sa subsistance hors de lui-même, il y cherche sans cesse de nouveaux membres qui lui donnent une consistance plus inébranlable. Car l'inégalité des hommes a des bornes posées par les mains de la nature, mais celle des sociétés peut croître incessamment, jusqu’à ce qu'une seule absorbe toutes les autres.
Ainsi, la grandeur du corps politique étant purement relative, il est forcé de se comparer sans cesse pour se connaître; il dépend de tout ce qui l'environne, et doit prendre intérêt à tout ce qui s'y passe car il aurait beau vouloir se tenir au-dedans de lui sans rien gagner ni perdre, il devient petit ou grand, faible ou fort, selon que son voisin s'étend ou se resserre et se renforce ou s'affaiblit. Enfin sa solidité même, en rendant ses rapports plus constants donne un effet plus sûr à toutes ses actions et rend toutes ses querelles plus dangereuses
Il semble qu'on ait pris à tâche de renverser toutes les vraies idées des choses. Tout porte l'homme naturel au repos ; manger et dormir sont les seuls besoins qu'il connaisse; et la faim seule l'arrache à la paresse. On en a fait un furieux toujours prompt à tourmenter ses semblables par des passions qu'il ne connaît point; au contraire, ces passions exaltées au sein de la société par tout ce qui peut les enflammer passent pour n'y pas exister. Mille écrivains ont osé dire que le corps politique est sans passions et qu'il n'y a point d'autre raison d'Etat que la raison même. Comme si l'on ne voyait pas au contraire que l'essence de la société consiste dans l'activité de ses membres et qu'un Etat sans mouvement ne serait qu'un corps mort. Comme si toutes les histoires du monde ne nous montraient pas les sociétés les mieux constituées être aussi les plus actives, et soit au-dedans, soit au-dehors, l'action et réaction continuelles de tous leurs membres porter témoignage de la vigueur du corps entier. »
Pour Rousseau cette vigueur porte un nom : puissance
« J'appelle donc guerre de puissance à puissance l'effet d'une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l'Etat ennemi, ou de l'affaiblir au moins, par tous les moyens qu'on le peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite ; tant qu'elle reste sans effet, elle n'est que l'état de guerre. »
Arrivé à ce point et après avoir au passage mentionné les enjeux matériels de la guerre :
« Ces diverses manières d'offenser un corps politique ne sont toutes ni également praticables, ni également utiles à celui qui les emploie; et celles dont résultent à la fois notre propre avantage et le préjudice de l'ennemi sont naturellement préférées. La terre, l'argent, les hommes, toutes les dépouilles qu'on peut s'approprier, deviennent aussi les principaux objets des hostilités réciproques. Cette basse avidité changeant insensiblement les idées des choses, la guerre enfin dégénère en brigandage, et d'ennemis et guerriers on devient peu à peu tyrans et voleurs. »
Rousseau en arrive à l’élaboration de la position du philosophe :
« J'ouvre les livres de droit et de morale, j'écoute les savants et les jurisconsultes, et, pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j'admire la paix et la justice établies par l'ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d'être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d'oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois.
Tout cela se fait paisiblement et sans résistance; c'est la tranquillité des compagnons d'Ulysse enfermés dans la caverne du Cyclope, en attendant qu'ils soient dévorés. Il faut gémir et se taire. Tirons un voile éternel sur ces objets d'horreur. J'élève les yeux et regarde au loin. J'aperçois des feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches, où traînez-vous ces infortunés ? J'entends un bruit affreux ; quel tumulte ! quels cris ! J'approche; je vois un théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés, les morts entassés par monceaux, les mourants foulés aux pieds des chevaux, partout l'image de la mort et de l'agonie. C'est donc là le fruit de ces institutions pacifiques! La pitié, l'indignation s'élèvent au fond de mon cœur. Ah ! Philosophe barbare ! Viens nous lire ton livre sur un champ de bataille!
Quelles entrailles d'hommes ne seraient émues à ces tristes objets? Mais il n'est plus permis d'être homme et de plaider la cause de l'humanité. La justice et la vérité doivent être pliées à l'intérêt des plus puissants: c'est la règle. Le peuple ne donne ni pensions, ni emplois, ni chaires, ni places d'académies; en vertu de quoi le protégerait-on ? Princes magnanimes, je parle au nom du corps littéraire ; opprimez le peuple en sûreté de conscience; c'est de vous seuls que nous attendons tout; le peuple ne nous est bon à rien.
Comment une aussi faible voix se ferait-elle entendre à travers tant de clameurs vénales ? Hélas ! Il faut me taire ; mais la voix de mon cœur ne saurait-elle percer à travers un si triste silence? Non ! Sans entrer dans d'odieux détails qui passeraient pour satiriques par cela seul qu'ils seraient vrais, je me bornerai, comme j'ai toujours fait, à examiner les établissements humains par leurs principes; à corriger, s'il se peut, les fausses idées que nous en donnent des auteurs intéressés ; et à faire au moins que l'injustice et la violence ne prennent pas impudemment le nom de droit et d'équité.
La première chose que je remarque, en considérant la position du genre humain, c'est une contradiction manifeste dans sa constitution, qui la rend toujours vacillante. D'homme à homme, nous vivons dans l'état civil et soumis aux lois; de peuple à peuple, chacun jouit de la liberté naturelle : ce qui rend au fond notre situation pire que si ces distinctions étaient inconnues. Car vivant à la fois dans l'ordre social et dans l'état de nature, nous sommes assujettis aux inconvénients de l'un et de l'autre, sans- trouver la sûreté dans aucun des deux. La perfection de l'ordre social consiste, il est vrai, dans le concours de la force et de la loi; mais il faut pour cela que la loi dirige la force ; au lieu que, dans les idées de l'indépendance absolue des princes, la seule force parlant aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers sous le nom de raison d'Etat ôte à ceux-ci le pouvoir, et aux autres la volonté de résister, en sorte que le vain nom de justice ne sert partout de sauvegarde qu'à la violence.
Quant à ce qu'on appelle communément le droit des gens, il est certain que, faute de sanction, ses lois ne sont que des chimères plus faibles encore que la loi de nature. Celle-ci parle au moins au cœur des particuliers au lieu que, le droit des gens n'ayant d'autre garant que l'utilité de celui qui s'y soumet, ses décisions ne sont respectées qu'autant que l'intérêt les confirme. Dans la condition mixte où nous nous trouvons, auquel des deux systèmes qu'on donne la préférence, en faisant trop 'ou trop peu, nous n'avons rien fait, et nous sommes mis dans le pire état où nous puissions nous trouver. Voilà, ce me semble, la véritable origine des calamités publiques. »
Et Rousseau en revient à Hobbes
« Mettons un moment ces idées en opposition avec l'horrible système de Hobbes; et nous trouverons, tout au rebours de son absurde doctrine, que bien loin que l'état de guerre soit naturel à l'homme, la guerre est née de la paix, ou du moins des précautions que les hommes ont prises pour s'assurer une paix durable. »
Ce face à face Rousseau/ Hobbes est une illustration du face à face entre le plus politique et le plus républicain des penseurs français des Lumières et du chantre de l’utilitarisme individuel anglo-saxon dont les successeurs sont connus.
Rousseau, avant Marx, affirme déjà l’homme comme un être social. Certains critiques contemporains lui reprochent de ne concevoir que l’être social bourgeois mais c’est lui reprocher d’être de son temps, celui des débuts de la révolution industrielle.
Les utilitaristes anglo-saxons qui n’ont pas été bousculés par une Révolution dans leurs pays sévissent toujours. Simplement ils appliquent de nos jours leur théorie du fauteur de guerre individuel punissable à leurs adversaires militairement inférieurs. D’où les tribunaux spéciaux : Nuremberg, Tokyo au sortir de la seconde guerre mondiale contre des adversaires coriaces puis plus tard les tribunaux spéciaux contre des rétifs minuscules sur la Yougoslavie, le Rwanda et la Sierra Leone avant d’arriver à la compétence générale et, ô combien sélective, de la Cour Pénale Internationale.
Ils réduisent ainsi les guerres aujourd’hui locales défensives et civiles que mènent leurs adversaires politiques à des délits individuels et aussi énormes que soient leurs activités meurtrières d’Etat, ils s’attribuent le rôle supérieur, celui de Procureur mondial lui-même au dessus de la loi.
Rôle que Rousseau attribue au monarque !