Ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République Algérienne FRANTZ FANON a eu l’occasion de rencontrer avant sa mort en décembre 1961 la plupart des dirigeants africains qui conduisaient les luttes pour l’indépendance. Parmi ceux-ci Patrice Lumumba occupait la place centrale de véritable leader de la vraie décolonisation africaine.
FANON suivit au jour le jour la rapide et brutale crise congolaise qui vit ce pays passer entre le Premier Juillet 1960 et la fin de cette même année de l’indépendance à l’assassinat de Lumumba et à la sanglante reprise en main néocoloniale du pays
Dés ce moment FANON était conscient que nombre des nouvelles équipes dirigeantes issues de la décolonisation ne seraient que les agents du néocolonialisme.
Dans sa pièce « UNE SAISON AU CONGO » publiée pour la première fois en 1966, Aimé Césaire rend à sa façon hommage à la douloureuse lucidité de son ancien élève comme en témoigne la scène 4 de l’acte I de cette pièce peu commentée qui relate dans leur rude sécheresse historique les évènements de cette reconquête coloniale précipitée.
UNE SAISON AU CONGO
AIME CESAIRE
Scène 4
Un écriteau tombe des cintres : on y lit : « Bruxelles, salle de la Table Ronde »,
C'est l'antichambre d'une salle du palais où se tient la Table Ronde des partis africains.
(note comaguer : table ronde ayant précédé la déclaration d’indépendance)
Va-et-vient de 4 ou 5 hommes déguisés en banquiers de caricature: habit, haut-de-forme, gros cigare. L'indignation et la panique sont à leur comble : on vient d'apprendre par des indiscrétions que le gouvernement belge, à la demande de Lumumba, a accepté de fixer au 30 juin 1960, l'indépendance du Congo.
PREMIER BANQUIER
C'est foutu. Un gouvernement de traîtres nous brade notre Empire.
DEUXIÈME BANQUIER
Ainsi de l'Indépendance ils ont fixé la date !
TROISIÈME BANQUIER
Hélas ! ils ont de ce macaque, accepté le diktat !
QUATRIÈME BANQUIER
Du cran, messieurs, du cran, toujours du cran que diable!
Il faut épouser son temps! Je ne dis pas l'aimer, il suffit d'épouser!
Cette indépendance n'a rien qui me déroute.
PREMIER BANQUIER
De ce qui constitue une calamité vraie
ruine l'État, assèche nos finances
ravale ce pays au rang d'infime puissance
c'est prendre son parti de manière longanime
DEUXIÈME BANQUIER
Inquiétant paradoxe ou dangereuse maxime
les deux sans doute ! Collègue, je le dis tout à trac
Je ne sais ce qu'il y a au fond de votre sac!
Mais quand dans un vaste empire se propage le mal,
C'est mal choisir son temps pour faire le libéral !
QUATRIÈME BANQUIER
Quand dans un vaste empire se propage le mal
les solutions hardies sont aussi les seules sages !
PREMIER BANQUIER
Rien de plus irritant, monsieur que ces obscurités !
Au fait ! pour sortir de nos difficultés,
Si vous avez un plan, dites, parlez, proposez
Au lieu de finasser.
DEUXIÈME BANQUIER
Oui-da! Avez-vous ce qu'on appelle une politique?
QUATRIÈME BANQUIER
Une politique? Le mot est gros, mais un peu de jugeote,
çà et là des idées qui, par ma cervelle trottent ;
à cela nul mérite. Vingt ans de tropiques:
Pensez, je les connais. Axiome:
pour rendre traitable le Sauvage, il n'est que deux
pratiques:La trique, mon cher, ou bien le matabich !*
PREMIER BANQUIER
Eh bien?
QUATRIÈME BANQUIER
Eh ! bien tant pis, je vous croyais plus vifs.
Suivez l'idée. Que veulent-ils? Des postes, des titres,
Présidents, députés, sénateurs, ministres !
Enfin le matabich ! Bon ! Auto, compte en banque
Villas, gros traitements, je ne lésine point.
Axiome, et c'est là l'important: qu'on les gave! Résultat: leur cœur s'attendrit; leur humeur devient suave.
Vous voyez peu à peu où le système nous porte :
Entre leur peuple et nous, se dresse leur cohorte. . Si du moins avec eux, à défaut d'amitié
En ce siècle ingrat sentiment périmé
Nous savons nouer les nœuds de la complicité.
PREMIER BANQUIER
Il suffit; bravo collègue ! Accord sans réticence !
CHŒUR DES BANQUIERS
Hurrah ! Hurrah ! Vive l'Indépendance !
*matabich : du portugais matar o bicho (tuer les bestioles) signifie : pot de vin ou pourboire